24
Le lendemain matin à l’aube, Wallander descendit dans un demi-sommeil jusqu’à la buanderie de son immeuble et découvrit à son grand étonnement que quelqu’un l’avait précédé. Les machines à laver étaient occupées et il dut se contenter d’inscrire son nom pour l’après-midi. Il tenta pendant tout ce temps de garder en tête un rêve qu’il avait fait pendant la nuit. C’était un rêve érotique, violent, épuisant, où il s’était vu lui-même, acteur d’une scène fort éloignée de ce qu’il avait jamais connu en état de veille. Ce n’était pas Baiba qui était entrée dans son rêve, comme elle aurait ouvert la porte de sa chambre à coucher. En remontant l’escalier qui venait de la buanderie, il comprit que la femme dans son rêve ressemblait à la femme pasteur qu’il avait vue à la paroisse de Smedstorp. Il fut tout d’abord étonné, puis vaguement honteux de ce rêve, qui, de retour dans son appartement, lui apparut tel qu’il était : un rêve qui naissait et se déroulait selon ses propres lois. Il s’assit pour boire le café qu’il avait préparé avant de descendre. Il sentait la chaleur pénétrer par la fenêtre à demi ouverte. Les prévisions de la grand-mère d’Ann-Britt Höglund étaient peut-être bonnes, peut-être serait-ce un bel été. Il était six heures passées. Il but son café en songeant à son père. Souvent, le matin, ses pensées se retournaient vers le passé, vers le temps des chevaliers aux chemises de soie, le temps où son père et lui s’entendaient bien, et où chaque matin il se réveillait avec le sentiment d’être un enfant aimé par son père. Maintenant, plus de quarante ans après, il avait du mal à se rappeler comment son père était alors. Il peignait les mêmes tableaux, des paysages avec ou sans grand tétras, avec le même soin indéfectible à ne rien changer d’un tableau à l’autre. En réalité, il n’avait peint qu’un seul et même tableau toute sa vie. Dès le début, le résultat l’avait satisfait. Il avait atteint son but dès la première fois où il avait achevé son tableau. Wallander but le reste du café et tenta d’imaginer son existence quand son père ne serait plus là. Que ferait-il du vide qui remplacerait sa mauvaise conscience permanente ? Le voyage qu’ils allaient entreprendre en Italie en septembre serait peut-être leur dernière chance pour se comprendre, se réconcilier, et relier l’époque heureuse, celle des chevaliers de soie, avec tout ce qui s’était passé ensuite. Ses souvenirs ne devaient pas s’arrêter au moment où, ayant tiré de l’atelier les derniers tableaux pour les déposer dans une voiture, il était resté avec son père à faire des signes d’adieux au chevalier de soie qui, après avoir sorti quelques billets d’une épaisse liasse, disparut dans un nuage de poussière pour aller vendre les toiles trois ou quatre fois le prix payé.
À six heures et demie, il redevint policier. Il mit ses souvenirs de côté. Tout en s’habillant, il essaya de déterminer l’ordre dans lequel il allait réaliser le programme qu’il s’était fixé pour la journée. À sept heures, il franchit le seuil du commissariat, après avoir échangé quelques mots avec Norén qui était arrivé en même temps que lui. Normalement, pour Norén, ç’aurait dû être le dernier jour de travail avant les congés. Mais comme nombre de ses collègues, il avait reporté ses vacances.
— Il va commencer à pleuvoir quand vous aurez attrapé le meurtrier, dit-il. Qu’est-ce qu’un dieu du temps peut bien avoir à faire d’un simple, policier quand il y a un tueur en série en action ?
Wallander lui répondit par un marmonnement inaudible. Tout en pensant qu’il y avait une part de vérité dans ce que Norén venait de dire.
Il alla voir Hansson, qui semblait passer tout son temps dans le commissariat, accablé d’inquiétude devant cette enquête difficile et ployant sous le fardeau de sa responsabilité de chef intérimaire. Il avait le visage gris comme l’asphalte. Quand Wallander entra dans son bureau, il était en train de se raser avec un antique rasoir électrique. Sa chemise était froissée, il avait les yeux injectés de sang.
— Essaie de dormir quelques heures de temps en temps, dit Wallander. Tu as plus de responsabilités que nous tous.
Hansson éteignit le rasoir et contempla le résultat dans un miroir de poche d’un air sombre.
— J’ai pris un somnifère hier. Mais ça ne m’a pas empêché de rester éveillé. Résultat : j’ai mal à la tête.
Wallander regarda Hansson en silence. Il lui faisait de la peine. Hansson n’avait jamais rêvé de devenir chef. Du moins, c’est ce que Wallander croyait.
— Je retourne à Malmö, dit-il. Je veux parler encore une fois avec la famille de Björn Fredman. Particulièrement avec ceux qui n’étaient pas là hier.
Hansson le regarda, perplexe.
— Tu vas interroger un enfant de quatre ans ? Tu n’as pas le droit.
— Je pensais surtout à la fille. Elle a dix-sept ans. Et je n’ai pas l’intention d’interroger quelqu’un.
Hansson hocha la tête et se leva péniblement de son fauteuil. Il montra un livre ouvert sur son bureau.
— C’est Ekholm qui m’a donné ça. Science du comportement, étude d’un certain nombre de cas de tueurs en série célèbres. C’est incroyable ce que les gens peuvent faire comme trucs quand ils ont la tête malade.
— Y a-t-il quelque chose sur les scalps ? demanda Wallander.
— Les scalps appartiennent à la forme mineure de collection de trophées. Si tu savais ce qu’on a trouvé chez ces gens, tu ne te sentirais pas bien.
— Je ne me sens déjà pas bien. Je crois que je peux imaginer sans problème ce qu’il y a dans ce livre.
— Des gens normaux, dit Hansson d’un ton résigné. Vus de l’extérieur, complètement normaux. Mais par-dessous, des bêtes sauvages. Un homme en France, un responsable d’un entrepôt de charbon, découpait le ventre de ses victimes et s’y enfonçait la tête pour essayer de s’étouffer. Seulement à titre d’exemple.
— Pas besoin d’autre exemple, merci.
— Ekholm voulait que je te passe le livre quand je l’aurai lu, dit Hansson.
— Je n’en doute pas, répondit Wallander. Mais je ne pense pas que j’aurai le temps de le lire. Ni l’envie.
Wallander alla se faire un sandwich dans le réfectoire et l’emporta en quittant le commissariat. Il le mangea dans sa voiture en se demandant s’il allait oser appeler Linda tout de suite. Mais il laissa tomber. Il était trop tôt.
Il arriva à Malmö vers huit heures et demie. Là torpeur estivale avait déjà commencé à envahir le pays. La circulation sur les routes qui se croisaient à l’entrée de Malmö était plus fluide que d’habitude. Il sortit en direction de Rosengård et s’arrêta devant l’immeuble où il s’était rendu la veille. Il coupa le moteur. Puis il resta assis et tenta de trouver la raison pour laquelle il était revenu aussi vite. Ils avaient décidé de concentrer l’enquête sur la vie de Björn Fredman. Jusque-là, il connaissait sa motivation. Qui plus est, il était nécessaire qu’il rencontre la fille absente. Quant au garçon de quatre ans, c’était moins important. Il prit une facture d’essence sale dans la boîte à gants et sortit un stylo. À sa grande colère, il constata que le stylo avait fait une tache d’encre dans la poche de sa chemise. La tache était de la taille de la moitié d’une main. Sur la chemise blanche, c’était comme s’il avait reçu une balle en plein cœur. Une chemise presque neuve. Baiba la lui avait achetée à Noël après avoir fait le tour de sa garde-robe et jeté ses vieux habits usés.
Sa première envie fut de tout laisser tomber et de rentrer à Ystad se coucher. Combien de chemises jetait-il chaque année parce qu’il oubliait de fermer son stylo avant de le mettre dans sa poche, il préférait ne pas le savoir.
Il songea à aller en ville acheter une nouvelle chemise. Mais ça l’obligerait à attendre au moins une heure, le temps que les magasins ouvrent. Il y renonça, il jeta le stylo plein d’encre par la fenêtre et en chercha un autre dans le fouillis de la boîte à gants. Il écrivit quelques mots clés au dos de la note d’essence. Les amis de BF. Dans le passé et maintenant. Des événements exceptionnels. Il faillit fourrer le papier froissé dans sa poche de chemise, mais s’arrêta à temps. Il descendit de voiture et retira sa veste. L’encre de la chemise n’avait pas encore eu le temps de déborder sur la doublure. La veste à la main, il jeta un regard sombre sur sa chemise. Puis il entra dans l’immeuble et appela l’ascenseur. Les débris de verre de la veille étaient toujours là. Il sortit au quatrième étage et sonna à la porte. Aucun bruit ne venait de l’appartement. Peut-être dormaient-ils encore. Il attendit plus d’une minute. Puis il sonna à nouveau. La porte s’ouvrit. C’était le garçon qui s’appelait Stefan. Il avait l’air étonné de voir Wallander. Mais il sourit. Ses yeux étaient cependant méfiants.
— J’espère que je ne viens pas trop tôt, dit Wallander. J’aurais dû téléphoner avant. Mais je passais à Malmö pour une autre raison. Et je me suis dit qu’il fallait que je profite de l’occasion.
C’était un mauvais mensonge. Mais c’était ce qui lui était venu à l’esprit.
Stefan le fit entrer. Il portait un tee-shirt en lambeaux et un jean. Il était pieds nus.
— Je suis tout seul à la maison, dit-il. Maman est partie avec mon petit frère. Ils devaient aller à Copenhague.
— C’est une belle journée pour se rendre à Copenhague, dit Wallander d’un ton conciliant.
— Oui, elle aime bien aller là-bas. Pour être loin de tout ça.
Ces mots résonnèrent dans l’entrée vide. Le garçon semblait étrangement peu ému quand il évoquait la mort de son père. Ils entrèrent dans la salle de séjour. Wallander posa sa veste sur une chaise et montra la tache sur sa chemise.
— Ça m’arrive tout le temps, dit-il.
— Moi, jamais, dit le garçon en souriant. Je peux faire du café si vous voulez.
— Non, merci.
Ils s’assirent l’un en face de l’autre. Une couverture et un oreiller sur le canapé indiquaient que quelqu’un avait dû y dormir. Sous une chaise, Wallander devina le goulot d’une bouteille de vin vide. Le garçon vit tout de suite qu’il l’avait aperçue. Sa vigilance ne semblait jamais se relâcher un seul instant. Wallander se demanda un court moment s’il avait réellement le droit d’exposer un mineur à une conversation qui touchait à la mort de son père, sans le faire dans les règles, en présence d’un responsable légal. En même temps, il ne voulait pas laisser passer l’occasion. Ce garçon était d’une maturité incroyable pour son âge. Même Linda, qui avait quelques années de plus que lui, paraissait puérile en comparaison.
— Qu’est-ce que tu vas faire cet été ? demanda Wallander. Le beau temps est revenu.
Le garçon sourit.
— J’ai plein de choses à faire, répondit-il.
Wallander attendit la suite qui ne vint pas.
— À la rentrée, tu seras en quelle classe ?
— En quatrième.
— Ça marche bien ?
— Oui.
— Qu’est-ce que tu préfères ?
— Rien. Mais le plus simple, c’est les mathématiques. On a monté un club qui fait de la numérologie.
— Je n’ai aucune idée de ce que ça peut être.
— Les triades sacrées. Les sept années difficiles. Pouvoir lire son avenir en combinant les chiffres de sa propre vie.
— Ça a l’air intéressant.
— Oui.
Wallander se rendit compte que le garçon assis en face de lui le fascinait de plus en plus. Son corps, grand et bien bâti, contrastait fortement avec son visage d’enfant. En tout cas, apparemment, pour ce qui était du cerveau, il n’avait pas de problème.
Wallander sortit la note froissée de sa veste. Ses clés tombèrent par terre. Il les remit dans sa poche et se rassit.
— J’ai quelques questions à te poser. Mais ce n’est pas un interrogatoire. Si tu préfères attendre que ta maman soit rentrée, n’hésite pas à le dire.
— Ge n’est pas la peine. Je vais répondre, si je peux.
— Ta sœur, dit Wallander. Quand rentre-t-elle ?
— Je ne sais pas.
Le garçon le regarda. La question ne semblait pas l’avoir gêné. La réponse était venue sans hésitation. Wallander commença à se demander s’il s’était trompé la veille.
— Je suppose que vous êtes en contact avec elle ? Que vous savez où elle est ?
— Elle est partie comme ça. Ce n’est pas la première fois. Elle rentrera quand elle en aura envie.
— Tu te doutes bien que je trouve ça un peu bizarre.
— Ce n’est pas bizarre pour nous.
Le garçon semblait imperturbable. Wallander était persuadé qu’il savait où sa sœur se trouvait. Mais il serait impossible de lui arracher une réponse. Il ne pouvait pas non plus négliger la possibilité qu’elle ait été choquée et qu’elle ait fui loin de tout cela.
— Elle ne se trouverait pas à Copenhague par hasard ? demanda-t-il prudemment. Et ta maman ne serait-elle pas partie là-bas pour lui rendre visite ?
— Elle est partie pour acheter des chaussures.
Wallander hocha la tête.
— Parlons d’autre chose, poursuivit-il. Tu as eu le temps de réfléchir. Qui, à ton avis, pourrait avoir tué ton père ?
— Je ne sais pas.
— Es-tu d’accord avec ta maman quand elle dit que beaucoup de gens peuvent en avoir eu envie ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Une première faille apparut dans l’amabilité imperturbable et courtoise du jeune garçon. Sa réponse vint avec une violence surprenante.
— Mon père était un homme mauvais. Ça faisait longtemps qu’il avait perdu tout droit de vivre.
Sa réponse mit Wallander très mal à l’aise. Si jeune, comment pouvait-il avoir autant de haine ?
— On ne peut pas dire ce genre de choses. Que quelqu’un perde tout droit de vivre. Quoi qu’il ait fait.
Le jeune garçon resta une fois de plus imperturbable.
— Qu’a-t-il fait qui soit si mal ? poursuivit Wallander. Il y a beaucoup de gens qui deviennent des voleurs. Beaucoup de gens qui vendent des marchandises volées. Ce n’est pas pour ça que ce sont des monstres.
— Il nous faisait peur.
— Comment ça ?
— On avait tous peur de lui.
— Toi aussi ?
— Oui. Mais plus depuis un an.
— Et pourquoi ?
— Ma peur a disparu.
— Ta maman ?
— Elle avait peur.
— Ton frère ?
— Il courait se cacher quand il pensait que papa allait venir.
— Ta sœur ?
— C’est elle qui avait le plus peur.
Wallander remarqua un changement presque imperceptible dans la voix du jeune garçon. Il avait eu un instant d’hésitation, cela ne faisait aucun doute.
— Et pourquoi ? demanda-t-il avec prudence.
— C’est elle la plus sensible.
Wallander décida de prendre un risque.
— Est-ce que ton papa l’a touchée ?
— Comment ?
— Je crois que tu vois bien ce que je veux dire.
— Oui. Mais il ne l’a jamais touchée.
Nous y voilà, se dit Wallander, en essayant de ne pas montrer sa réaction. Peut-être a-t-il maltraité sa propre fille. Peut-être même aussi le plus jeune garçon. Et peut-être celui avec lequel je parle maintenant.
Wallander décida de ne pas aller plus loin. Il ne voulait pas être seul pour demander où se trouvait sa sœur et ce qui avait pu lui arriver. L’idée du viol possible le mettait très mal à l’aise.
— Est-ce que ton papa avait des amis ? demanda-t-il.
— Il fréquentait pas mal de monde. Quant à savoir si c’étaient des amis, c’est autre chose.
— Ce serait bien si tu pouvais me suggérer le nom de quelqu’un que ton papa connaissait bien. À qui penses-tu qu’il faudrait que je parle ?
Le garçon eut un sourire involontaire, mais il reprit tout de suite le contrôle de son visage.
— Peter Hjelm, répondit-il.
Wallander nota le nom.
— Pourquoi souriais-tu ?
— Je ne sais pas.
— Tu connais Peter Hjelm ?
— Je l’ai rencontré, bien sûr.
— Où puis-je le joindre ?
— Il est dans l’annuaire, sous la rubrique « Travaux divers ». Il habite Kungsgatan.
— De quelle manière se connaissaient-ils ?
— Ils buvaient ensemble. C’est tout ce que je sais. Ce qu’ils faisaient d’autre, je ne peux pas le dire.
Wallander jeta un coup d’œil dans la pièce.
— Ton papa a-t-il laissé des affaires dans l’appartement ?
— Non.
— Rien ?
— Rien du tout.
Wallander mit le morceau de papier dans sa poche. Il n’avait plus de questions à poser.
— Quel effet ça fait d’être policier ? demanda soudain le jeune garçon.
Wallander sentit qu’il s’intéressait vraiment à la réponse. Ses yeux aux aguets pétillaient.
— Il y a des hauts et des bas, répondit Wallander, soudain très perplexe quant à la manière dont il considérait son métier.
— C’est comment, d’arrêter un meurtrier ?
— Froid, gris, misérable, répondit-il, en pensant avec dégoût à toutes les séries télévisées que le jeune garçon avait dû voir.
— Qu’est-ce que tu vas faire quand tu auras attrapé celui qui a tué papa ?
— Je n’en sais rien. Ça dépend.
— Il doit être dangereux. Puisqu’il à déjà tué d’autres gens.
Wallander trouva la curiosité du jeune garçon pénible.
— Nous l’aurons, dit-il d’une voix décidée pour mettre un terme à la conversation. Nous l’aurons, tôt ou tard.
Il se leva et demanda où étaient les toilettes. Le garçon lui montra une porte dans le couloir qui menait aux chambres à coucher. Wallander s’enferma. Il regarda son visage dans le miroir. Ce qu’il lui fallait avant tout, c’était du soleil. Quand il eut fini, il ouvrit sans bruit l’armoire à pharmacie. Il y avait quelques boîtes de médicaments. Sur une des boîtes était écrit le nom de Louise Fredman. Il vit qu’elle était née un 9 novembre. Il nota dans sa mémoire le nom du médicament et celui du médecin qui l’avait prescrit. Sarotène. Il n’avait jamais entendu parler de ce médicament auparavant. Il fallait qu’il regarde dans le répertoire de la police en rentrant à Ystad.
Quand il revint dans la salle de séjour, le jeune garçon était assis à la même place. Wallander se demanda un court instant s’il était vraiment normal. Sa maturité apparente et sa maîtrise de soi lui faisaient une drôle d’impression.
Le garçon se tourna vers lui et lui sourit. L’espace d’un instant, la vigilance sembla disparaître de son regard. Wallander effaça ce qu’il venait de penser et prit sa veste.
— Je vous referai signe. N’oublie pas de dire à ta maman que je suis passé. Ce serait bien si tu lui racontais de quoi nous avons parlé.
— Est-ce que je pourrai venir vous voir un jour ? demanda le jeune garçon.
La question surprit Wallander. C’était comme si on venait de lui lancer une balle qu’il ne serait pas arrivé à attraper.
— Tu veux dire que tu veux venir au commissariat à Ystad ?
— Oui.
— Bien sûr, répondit Wallander. Mais téléphone avant. Je suis souvent dehors. Et ce n’est pas toujours possible de venir.
Wallander sortit dans le couloir et appela l’ascenseur. Ils se saluèrent d’un signe de tête. Le garçon referma la porte. Wallander descendit et sortit dehors au soleil.
C’était la journée la plus chaude depuis le début de l’été. Il resta un moment sans bouger, savourant la chaleur. Il en profita pour décider ce qu’il allait faire ensuite. Ce ne fut pas trop difficile. Il se rendit au commissariat de Malmö. Forsfält était dans son bureau. Wallander lui raconta la conversation qu’il avait eue avec le jeune garçon. Il lui donna le nom du médecin, Gunnar Bergdahl, et lui demanda de le joindre au plus vite. Puis il lui exposa ses soupçons quant à une agression sexuelle de Björn Fredman sur sa propre fille, et peut-être aussi contre les deux garçons. Forsfält était certain qu’il n’y avait jamais eu de chefs d’accusation de ce genre contre lui. Mais il promit d’examiner cela le plus vite possible. Wallander parla ensuite de Peter Hjelm. Forsfält lui apprit que l’homme avait pas mal de points communs avec Björn Fredman. Il avait séjourné dans plusieurs prisons différentes. Il avait été arrêté une fois en même temps que Fredman pour la même affaire de recel. Forsfält pensait que c’était Hjelm qui stockait les marchandises et que Fredman les revendait ensuite. Wallander demanda à Forsfält s’il n’avait rien contre le fait qu’il aille parler à Hjelm tout seul.
— Je m’en passerai avec plaisir, dit Forsfält.
— Je veux te garder en réserve, dit Wallander.
Wallander chercha l’adresse de Hjelm dans l’annuaire de Forsfält. Il donna également son propre numéro de téléphone portable à Forsfält. Ils convinrent de déjeuner ensemble. Forsfält espérait qu’il aurait alors une copie de tous les documents concernant Björn Fredman que la police de Malmö avait accumulés depuis des années. Wallander laissa sa voiture devant le commissariat et alla à pied vers Kungsgatan. Il entra dans un magasin de vêtements s’acheter une chemise qu’il enfila tout de suite. Après un instant d’hésitation, il jeta la chemise tachée. C’était quand même Baiba qui la lui avait offerte. Il ressortit dehors. Il s’assit quelques minutes sur un banc pour prendre un peu le soleil. Puis il poursuivit jusqu’à l’immeuble dans lequel habitait Hjelm. La porte avait un code. Mais Wallander avait de la chance : au bout de quelques minutes, un homme âgé sortit promener son chien. Wallander le salua courtoisement et entra. Il lut sur le tableau que Hjelm habitait au troisième. Juste au moment où il allait ouvrir la porte de l’ascenseur, son téléphone portable sonna. C’était Forsfält.
— Où es-tu ? demanda-t-il.
— Je suis devant l’ascenseur, dans l’immeuble de Hjelm.
— C’est ce que j’espérais. Que tu n’étais pas encore arrivé.
— Il s’est passé quelque chose ?
— J’ai réussi à joindre le médecin. En fait, nous nous connaissons. Je l’avais complètement oublié.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Quelque chose qu’en principe il n’aurait pas dû dévoiler. Mais j’ai promis de ne pas le citer. En d’autres termes, il ne faut pas non plus que tu le fasses.
— Je te le promets.
— Ce qu’il m’a dit, c’est que la personne dont nous parlons et dont nous tairons le nom, puisque nous avons des téléphones portables, a été placée en hôpital psychiatrique.
Wallander retint son souffle.
— Cela explique son voyage au loin, dit-il.
— Non, dit Forsfält. Ça ne l’explique pas. Ça fait trois ans qu’elle est en hôpital psychiatrique.
Wallander resta muet. Quelqu’un appela l’ascenseur qui disparut vers le haut avec un bruit sec.
— On en parlera plus tard, dit-il.
— Bonne chance avec Hjelm.
La conversation fut coupée.
Wallander réfléchit un long moment à ce qu’il venait d’entendre.
Puis il prit l’escalier pour monter jusqu’au troisième étage.